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L’anonymisation des décisions de justice devant le Parlement

mardi 13 mai 2003, par Stephane Cottin

Le sénateur Bernard Seillier (NI), à l’occasion de la discussion au Sénat sur le projet de loi relatif à la protection des personnes physiques à l’égard des traitements de données à caractère personnel et modifiant la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés a proposé un amendement intéressant à l’article 2 de la future nouvelle loi (Conditions de licéité des traitements de données à caractère personnel - chapitre II de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978)

amendement n° 89 (rect.) de M. Seillier

Compléter le III du texte proposé par cet article pour l’article 8 de la loi n° 78 17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés par deux alinéas ainsi rédigés :

« En particulier, à l’exception des dispositions expressément prévues par la loi, l’anonymisation des décisions de justice est soumise, en vue notamment de leur diffusion gratuite par voie électronique, à l’appréciation de chaque juridiction compétente.

« Pour les décisions antérieures à la promulgation de la loi n° ... du ... relative à la protection des personnes physiques à l’égard des traitements de données à caractère personnel, il appartient à la Cour de Cassation et au Conseil d’Etat de définir de façon limitative les décisions devant faire l’objet d’une anonymisation.

OBJET

Dans le cadre du service public de la diffusion du droit par l’internet, dénommé Légifrance, il a été décidé de diffuser gratuitement, parmi d’autres données juridiques, les décisions des principales juridictions. Or, la CNIL a recommandé que l’ensemble de cette jurisprudence soit anonymisé, tant pour le flux depuis le 15 septembre 2002, que pour le stock utilisable aujourd’hui (environ 450 000 décisions). Cette disposition, outre qu’elle ne permet nullement de garantir aux citoyens susceptibles d’être concernés par une décision de justice, une véritable protection juridique -puisque certaines sociétés privées ont la possibilité de présenter sur l’internet les mêmes décisions en contrepartie d’un paiement- entraînerait pour l’administration une charge financière considérable (évaluée à environ 1 million d’euros), au moment où celle-ci recherche au contraire la réalisation d’économies budgétaires.
L’adoption de cet amendement permettrait de satisfaire les recommandations de la CNIL dans de bonnes conditions opératoires. L’anonymisation serait donc désormais spécifiée au cas par cas par chaque instance de jugement, et pour le passé réglée selon les décisions de la Cour de Cassation et du Conseil d’Etat.

Cet amendement sera finalement retiré, à la demande du Garde des Sceaux et après un avis défavorable du rapporteur, mais les débats en séance sont éclairants à plus d’un titre : on apprend notamment que le coût de l’anonymisation serait chiffré à un million d’euros.

En voici le débat (1er avril 2003)

M. le président. La parole est à M. Bernard Seillier, pour défendre l’amendement n° 89 rectifié.

M. Bernard Seillier. Dans le cadre du service public de la diffusion du droit par l’internet, notamment de la base Légifrance, que nous sommes certainement nombreux à utiliser dans cette assemblée, il a été décidé de diffuser gratuitement, parmi d’autres données juridiques, les décision des principales juridictions. Or la CNIL a recommandé que l’ensemble de cette jurisprudence soit anonymisé, tant pour le flux depuis le 15 septembre 2002 que pour le stock utilisable aujourd’hui : environ 450 000 décisions.

Cette disposition, outre qu’elle ne permet nullement de garantir aux citoyens susceptibles d’être concernés par une décision de justice, une véritable protection juridique - certaines sociétés privées ou étrangères ont, effet, la possibilité de présenter sur l’internet les mêmes décisions en contrepartie d’un paiement - entraînerait pour l’administration une charge financière considérable, évaluée à environ 1 million d’euros, au moment où celle-ci cherche, au contraire, à réaliser des économies budgétaires.

L’adoption de cet amendement permettrait de répondre aux recommandations de la CNIL dans de bonnes conditions. L’anonymisation serait donc désormais spécifiée au cas par cas par chaque instance de jugement et, pour le passé, réglée selon les décisions de la Cour de cassation et du Conseil d’Etat.

M. le président. Quel est l’avis de la commission sur l’amendement n° 89 rectifié ?

M. Alex Turk, rapporteur. Cet amendement soulève une véritable difficulté.

La commission comprend bien l’intérêt de la recommandation de la CNIL : au fond, elle tend à éviter que ne s’organise une sorte de casier judiciaire « parallèle ». Car, en utilisant des moteurs de recherche, il est possible de repérer un patronyme et d’aller rechercher la totalité du parcours de la personne intéressée dans l’ensemble des informations qui sont mises à disposition.

Néanmoins, cette recommandation de la CNIL emporte des conséquences lourdes et complexes, que l’amendement de notre collègue M. Seillier vise à prendre en compte.

La difficulté est la suivante : le secrétariat général du Gouvernement a fait connaître expressément à la Commission nationale de l’informatique et des libertés, au mois d’août dernier, sa décision de résoudre le problème dans le sens de la recommandation formulée par cette dernière. A partir du moment où le Gouvernement a autorisé la mise en place des moyens nécessaires à l’application de la recommandation de la CNIL, et puisque les deux parties semblent s’être mises d’accord, il est assez malvenu au rapporteur que je suis de suggérer une autre solution.

En outre, la formule proposée présenterait une certaine lourdeur.

Enfin, dans ce système, il appartiendrait à chacune des juridictions de décider si nous sommes ou non dans le cas de l’anonymisation. Dès lors, un problème se pose : dans un cas, une certaine protection serait assurée à l’égard de la vie privée et, dans l’autre, il n’y aurait aucune protection. Et, au hasard des décisions des juges, une personne pourrait être réintégrée et retrouvée par un moteur de recherche, une autre ne le serait pas.

Pour ces raisons, la commission émet un avis défavorable sur cet amendement.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Dominique Perben, garde des sceaux. Je souhaiterais que M. Seillier retire l’amendement n° 89 rectifié plutôt que d’émettre un avis défavorable dans la mesure où j’ai bien conscience qu’il pose une vraie question. Toutefois, la réponse suggérée ne me semble pas la bonne.

En vérité, il nous faut réfléchir de nouveau à l’obligation de diffusion de la décision, puis à l’anonymisation de cette décision.

A partir du moment où cette anonymisation systématique centralisée est impossible à mettre en place et que le fait de laisser à chaque juridiction le soin d’en décider soulèvera des difficultés, comme le soulignait M. le rapporteur, nous devons poser le problème dans son ensemble.

Je vous invite donc à engager cette réflexion. De mon côté, je suis prêt à examiner cette question, qui est très complexe, avec mes autres collègues.

La réponse qu’apporte cet amendement n’est pas satisfaisante et il faut réfléchir en amont s’agissant à la fois de la diffusion de ce type d’information et de son éventuelle anonymisation.

M. le président. L’amendement n° 89 rectifié est-il maintenu, monsieur Seillier ?

M. Bernard Seillier. Je le retire, monsieur le président.

Toutefois, après les explications fournies tant par M. le rapporteur que par M. le ministre sur la prise en compte de cette réalité, je voudrais faire observer que certaines juridictions prévoient la publication du jugement dans certains organes de presse. Dès lors, nous nous trouverions dans une situation paradoxale, puisque l’anonymisation serait finalement contraire au contenu de la décision de justice. La question est donc plus complexe encore que ne l’a appréciée M. le ministre à l’instant.

Par ailleurs, tout le monde le sait, le mieux est l’ennemi du bien. Il serait donc regrettable qu’en raison du coût de cette opération pour le service de Légifrance, que j’apprécie beaucoup et que j’utilise quasi quotidiennement, on observe une réaction de retrait de la jurisprudence en ligne pour éviter ce coût.

Si, au contraire, ce service est mis en oeuvre pour satisfaire les conditions posées par la CNIL - et chacun sait ici le souci que je porte aux personnes qui se trouvent dans une situation précaire au sein du Conseil national de lutte contre l’exclusion - s’agissant des arbitrages budgétaires, un million d’euros serait mieux placé dans des mesures protectrices des personnes que dans un dispositif relatif à l’anonymisation des jugements.

M. le président. L’amendement n° 89 rectifié est retiré.

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