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La taxonomie nuirait à la fabrication des décisions de justice

jeudi 14 septembre 2006, par Stephane Cottin

C’est la conclusion, sévère, de ce papier d’Emily L. Sherwin, publié aux Cornell Legal Studies Research (n° 06-020) et sur le SSRN :

"Legal Taxonomy"
Cornell Legal Studies Research Paper No. 06-020

Sherwin, Emily L., "Legal Taxonomy" . Cornell Legal Studies Research Paper No. 06-020 Available at SSRN : http://ssrn.com/abstract=925129

Il est rare d’avoir des articles sur la taxonomie (l’étude du classement des notions, une des étapes de la construction des ontologies), notamment en droit.

Ici, l’auteur pousse sa réflexion en dégageant de son expérience et d’une recherche très documentée, deux sortes de méthodes de taxonomie : une très (trop ?) simple, qui, finalement, n’est pas utile pour la construction de décision, et une autre, cette fois très complexe, et qui risque de tromper les juges.

Je me permets de reproduire sa conclusion, qui est édifiante, mais je vous engage à lire l’intégralité de son travail, très américano-centriste, mais qui peut facilement être transposé aux besoins européens.


I have identified two primary methods of legal classification : formal classification and reason-based classification. Formal classification is modest in its aims, helping to clarify the law and facilitate legal communication. It does not purport to present courts with standards for
decision.

Reason-based classification, at least in its normative versions, claims the more ambitious purpose of guiding, and improving the quality of, judicial decisionmaking. In fact, however, a project of reason-based taxonomy is unlikely to promote judicial virtues of consistency, like treatment, stability, and constraint. A taxonomy assembling the higher-order principles that explain and support an ideal code of legal rules can be useful from a law-making perspective, but may do more harm than good if presented as a source of guidance for judges. This is because judges operating under an ideal set of determinate legal rules are likely to reach the best decisions by following the letter of the rules rather than the principles behind them.

A taxonomy assembling legal principles drawn from existing legal materials is a confused enterprise. This type of taxonomy is designed to guide decisionmaking but in fact leaves ample room for unconstrained and inconsistent application of principles. To the extent it does constrain, it constrains judges to construct and apply morally imperfect legal principles rather than correct moral principles in deciding cases.


Contact : EMILY L. SHERWIN
Cornell University - School of Law
Auth-Page : http://ssrn.com/author=245700

Full Text : http://ssrn.com/abstract=925129

ABSTRACT : In recent years, a debate has arisen among English scholars about schematic classification of the substantive rules of private law. This essay examines the ambition to taxonomize law and the different methods a legal taxonomer might employ.

Two possibilities predominate. The first is a reason-based taxonomy that classifies legal rules and decisions according to "legal principles" thought to justify them. Reason-based taxonomy of this type offers courts a set of high-level decisional rules, drawn from legal data, for use in deciding new cases and evaluating precedents. The second possibility is a formal taxonomy that classifies legal materials according to rules of order and clarity. Formal taxonomy serves less ambitious objectives, such as facilitating legal analysis and communication. It does not provide decisional standards for courts.

I conclude that reason-based taxonomy, classifying law according to legal principles, is a misguided enterprise. It may be more satisfying to the taxonomer, but it will not improve the process or outcomes of judicial decisionmaking.

Voir en ligne : Sherwin, Emily L., "Legal Taxonomy" . Cornell Legal Studies Research Paper No. 06-020 Available at SSRN

5 Messages

  • La taxonomie nuirait à la fabrication des décisions de justice Le 12 juillet 2008 à 15:25, par Emmanuel Barthe

    Pas si surprenant.

    C’est une illustration du danger plus général des classifications d’une part, qui tronquent un peu la réalité, réduisent la finesse des raisonnements et du danger, d’autre part, d’interpréter la loi selon sa seule lettre et non selon l’esprit de ses dispositions.

    Dans le même ordre d’idées, les avocats dénoncent régulièrement, notamment en matière d’amendes en droit de la circulation routière, les absurdités des décisions prises automatiquement.

  • La taxonomie nuirait à la fabrication des décisions de justice Le 12 juillet 2008 à 15:41, par Emmanuel Barthe

    Mais il faut citer un "avantage" (?) possible d’une telle taxonomie : une fois la base de données créée, l’Etat pourrait espérer réduire le coût du système judiciaire (si tant est que le coût de création et de mise à jour d’une telle base ne soit pas trop élevé).

    En effet, grâce à au système d’aide à la décision que représenterait ce système, le juge trouverait — normalement — plus rapidement les concepts soit-disant pertinents, et donc les règles et jurisprudences théoriquement applicables au cas qu’il a à juger.

    Le contexte actuel — en France notamment — laisse à penser que si une telle taxonomie existait, la tentation des pouvoirs publics de l’imposer comme guide de prise de décision serait grande, en tout cas dans certains contentieux de masse ou répétitifs.

  • La taxonomie nuirait à la fabrication des décisions de justice Le 12 juillet 2008 à 16:46, par Emmanuel Barthe

    Stéphane, après avoir lu — allez, survolé — le paper d’Emily L. Sherwin, je pense qu’il n’est pas si facile de transposer sa réflexion aux besoins européens. En tout cas ceux des pays de droit civil (par opposition aux pays de "common law"), c’est-à-dire où la loi domine la jurisprudence et où les grands principes sont moins prégnants que dans les pays de "case law".

    En effet, la taxonomie que critique Emily L. Sherwin est une taxonomie "reason-based", fondée sur les grands principes ("high order principles") qui sous-tendent le droit anglo-saxon sans y être forcément exprimés dans les documents. Cette taxonomie cherche en fait carrément à faire émerger des principes implicites et cachés. Sherwin estime dangereux de chercher à guider les décisions des juges avec de telles catégories, aussi intéressants et fondés soient elles comme instruments d’explication et d’analyse ou de guides pour le législateur. Selon elle, au niveau des juges, cela aboutirait par exemple à enlever de la cohérence à leurs décisions.

    Quant au système d’aide à la décision basé sur une classification fondée, elle, sur la *lettre* de la loi (ce qu’elle appelle "formal taxonomy", et qu’elle oppose à la "reason-based taxonomy"), elle le cantonne ("it does not provide decisional standards for courts") à faciliter l’analyse et l’information juridiques ("facilitating legal analysis and communication"), allant ainsi heureusement dans le sens de ce que j’évoquais plus haut.

    Elle ne manque pas pour autant de réalisme et de sens de la nuance en écrivant dans sa conclusion : "judges operating under an ideal set of determinate legal rules are likely to reach the best decisions by following the letter of the rules rather than the principles behind them".

    En fait, ce que critique Sherwin, c’est la tentative d’une école de doctrine anglo-saxonne, essentiellement britannique, d’élaborer des classifications de haut vol dépassant ce que nous faisons en Europe, autrement dit des classifications allant bien au delà des thésaurus juridiques actuels, qui restent basés sur les grandes catégories du droit et les grands textes. Elle s’y oppose car elle y voit une prétention à guider les juges, et selon elle, cette "reason-based taxonomy" ne peut produire que de mauvaises décisions de justice.

    Plus profondément, je me demande si, derrière cette affaire de taxonomie, les universitaires anglo-saxons qui en débattent ne se livrent pas en réalité à une bagarre de redéfinition de leur droit. A un bon vieux débat de doctrine sur ce que la "common law" devrait être, dans quel sens elle devrait aller. La taxonomie ne serait alors qu’un instrument au service de leurs opinions.

  • La taxonomie nuirait à la fabrication des décisions de justice Le 12 juillet 2008 à 16:53, par Emmanuel Barthe

    Ce qui m’amène à rectifier mon premier commentaire : le danger des classifications dénoncé ici n’est pas celui classique de l’oubli de l’esprit de la loi et des grands principes du droit, mais au contraire de vouloir trop s’appuyer sur eux, à l’aide de classifications de haut vol d’un nouveau genre fondées uniquement sur ces principes et cherchant à "extraire" ceux de ces principes restés implicites.

    Pour autant, l’auteur ne pense pas non plus que les classifications classiques puissent constituer un outil d’aide à la décision. (Ouf !)

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